Colonie de peuplement à l’origine, l’Algérie a vu affluer des émigrés de toute la France mais aussi de toute l’Europe du sud. Ses villes devinrent rapidement un creuset où le mélange des cultures donnait naissance à une identité nouvelle. Dans cette communication interculturelle, la première chose que l’on échangeait c’était la parole, chacun dans sa langue ou en essayant d’utiliser approximativement la langue de l’autre, et le geste à l’appui car les mots ne suffisaient pas toujours à se faire comprendre.
C’est donc dans la rue, au marché, dans les champs, sur le port, à l’atelier ou à l’école que prenait naissance ce qui aurait pu devenir, si l’histoire nous avait laissé un peu plus de temps, une véritable nouvelle langue à forte dominante francophone, tout comme la langue américaine est née de l’anglais.
C’est ce parler des faubourgs et du bled, fait d’un patchwork de langues méditerranéennes, que l’on a appelé le Pataouète. L’origine du mot se trouve sans doute dans celui de « patois », qui désigne un dialecte local, et plus particulièrement dans sa prononciation catalane : « patuet ».
Le pataouète se caractérise par :
Et l’on pourrait ajouter à ces caractéristiques, des gestes, car il y en a beaucoup pour accompagner le parler Pied-Noir, héritage, sans doute, de l’époque où le geste et le mime étaient indispensables pour arriver à communiquer !
Au début du XXe siècle, l’écrivain algérianiste Musette, de son vrai nom Auguste Robinet, fut l’un des tout premiers à écrire cette langue naissante, et d’abord uniquement parlée, dans les aventures de son héros Cagayous, sorte de Gavroche algérois, malin et truculent. D’autres lui emboîtèrent le pas, illustrant les particularismes locaux : Edmond Brua dans les Fables bônoises et la Parodie du Cid, Gilbert Espinal dans ses Chroniques oranaises que la radio diffusa pendant des années, ou encore Geneviève Baïlac dans la Famille Hernandez, partie d’Alger et emportée en métropole par les « événements ». L’un des plus grands écrivains français, le Pied-Noir Albert Camus, prix Nobel de littérature, donna même ses lettres de noblesse au pataouète en n’hésitant pas à l’utiliser dans ses œuvres :
À Alger, on ne dit pas « prendre un bain », mais « se taper un bain ». N’insistons pas. On se baigne dans le port et l’on va se reposer sur des bouées. Quand on passe près d’une bouée où se trouve déjà une jolie fille, on crie aux camarades : « Je te dis que c’est une mouette ! » (L’Été, Gallimard, 1959).
En 1962, le remarquable ouvrage universitaire d’André Lanly, Le français d’Afrique du Nord, paru aux éditions Bordas et tiré de la thèse de doctorat soutenue par l’auteur en 1960, apportera au pataouète la consécration linguistique. Cet ouvrage de référence sera réédité en 1970.
Un Dictionnaire pataouète de plus de mille mots et doté d’une abondante bibliographie verra même le jour en 1992[2] et, le 6 décembre 2000, une séance de l’Académie des sciences d’Outre-Mer, réunissant une centaine de participants, était consacrée à ce phénomène linguistique.
Bien après la disparition de l’Algérie française, sa langue continuera de s’exprimer dans les livres de Roland Bacri, Robert Castel, Fulgence ou encore Daniel Saint-Hamont, l’auteur du roman Le Coup de Sirocco qui fut également porté à l’écran par Alexandre Arcady. Le cinéma exploitera d’ailleurs abondamment le filon Pied-Noir grâce à des acteurs comme Robert Castel, Marthe Villalonga ou Roger Hanin. Mais le pataouète se prête aussi particulièrement bien au théâtre. C’est ainsi que les tournées de La Famille Hernandez (également portée à l’écran) et, aujourd’hui, du TPN (le Théâtre Pied-Noir), ont contribué à faire connaître cette langue francophone d’Algérie au public métropolitain. Créé en 1984 au cours d’une soirée amicale du Cercle algérianiste de Narbonne, le TPN s’est fixé pour objectif de faire revivre le petit peuple des quartiers populaires d’Algérie, son langage vif et imagé. Ses représentations (Le Patio à Angustias, La Famille Hernandez, La Langue de chez nous) connaissent un succès croissant.
Le music-hall a également fait connaître et rayonner le pataouète, grâce notamment à quelques artistes dont l’accent n’est pas étranger au succès : de Castel et Sahuquet à Élie Kakou en passant par Guy Bedos, René Cousinier et Marthe Villalonga.
Si le pataouète est la langue des Européens d’Algérie des faubourgs et du bled, il faut aussi mentionner l’existence du sabir, parler des Arabo-Berbères pratiquant la langue française. Il s’agit là davantage d’un accent que d’une langue en création, même si des mots arabes s’y mêlent. Bien des Pieds-Noirs des campagnes s’exprimaient avec un accent empruntant autant au pataouète des villes qu’au sabir des champs. Et bien des mots et expressions arabes se glissaient dans leurs phrases.
Avec le temps, pataouète et sabir se seraient sans doute encore rapprochés pour finir par ne plus faire qu’une seule langue dont la formation aurait certainement été accélérée par la mobilité croissante des personnes et le développement des moyens de communication qui ont marqué la fin du XXe siècle.
Le sabir a, lui aussi, plus modestement toutefois, connu les honneurs de la scène et de la radio avec Ben Ali et ses parodies de fables de La Fontaine ou ses Aventures de Djilalli.
Curieusement, le sabir trouve aujourd’hui une sorte de renaissance dans le parler des « jeunes des banlieues » que font connaître des artistes comme Smaïn, Jamel Debbouze ou Gad Elmaleh et l’on peut même se demander dans quelle mesure le langage métropolitain n’est pas en train de se « sabiriser » tant évoluent, sous l’effet de la mode, l’accent et le langage de nombreux jeunes français de tous horizons régionaux et sociaux ! Mais il est vrai que la cuisine française a bien intégré le couscous et les merguez…
Littérature :
Pataouète :
[1] calbote : claque portée sur la nuque. Ainsi, on « étrennait » celui qui sortait de chez le coiffeur par une petite calbote amicale.
[2] Ouvrage collectif de Jeanne Duclos, Charles André Massa, Jean Monneret et Yves Pléven, Éd. Jacques Gandini, 1992.